Pierre Boulez
Pierre Boulez a marqué son temps à la fois comme compositeur et comme chef. À partir d’une synthèse des courants dominants de la première moitié du XXe siècle, il a cherché à reconstruire un langage cohérent fondé sur l’idée sérielle, s’attachant notamment à sa dimension harmonique. Très attiré par les musiques extra-européennes et lié à la modernité littéraire ou picturale (Mallarmé, Joyce, Proust, Char, Klee, Kandinsky, Miro, de Staël…), il a exploré le concept d’œuvre ouverte (work in progress), de formes qui se génèrent elles-mêmes et tendent vers une forme de rituel. Sa musique est à la fois explosive et d’une grande délicatesse, contrôlée en ses moindres détails, et d’une beauté sonore rare ; elle a évolué vers une plus grande prise en compte des critères de perception.
Présentation
Né en 1925 à Montbrison (dans la Loire), Pierre Boulez a étudié dans un lycée jésuite et participé aux cérémonies religieuses comme choriste tout en suivant des cours de piano. Après un an de mathématiques spéciales à Lyon, il se tourne vers la musique et s’installe à Paris en 1942. Il sera admis, deux ans plus tard, dans la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris et complètera sa formation par des études de contrepoint auprès d’Andrée Vaurabourg-Honegger, puis par l’initiation à la musique dodécaphonique avec René Leibowitz. Il échoue au concours d’entrée du Conservatoire comme pianiste.
En 1946, il est chargé de la musique de scène au sein de la Compagnie Renaud-Barrault et dirige des partitions de Poulenc, Auric, Honegger et de lui-même. Il compose la Sonatine pour flûte et piano, une Première Sonate pour piano, et la version première du Visage nuptial pour soprano, alto et orchestre de chambre, sur des poèmes de René Char. En 1951, il travaille brièvement au studio de musique concrète de Pierre Schaeffer à la Radio (ORTF) et y réalise deux études de musique concrète.
C’est en 1953 qu’il fonde avec l’aide de Pierre Souvtchinsky les Concerts du Petit Marigny, qui prendront l’année suivante le nom de Domaine Musical ; il en assurera la direction jusqu’en 1967. Aux cours d’été à Darmstadt, entre 1954 et 1965, il donne de nombreuses conférences, dont celles qui seront publiées sous le titre : Penser la musique aujourd’hui (1963). Il s’y affirme comme l’une des personnalités dominantes de sa génération.
Sa carrière de chef prend un essor considérable durant les années 1960. Après une exécution mémorable du Sacre du printemps avec l’Orchestre National et la création scénique en France du Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra de Paris (mise en scène de J-L. Barrault). Il est invité en 1966 par Wieland Wagner à diriger Parsifal à Bayreuth et Tristan et Isolde au Japon avec la troupe de Bayreuth. En 1969, Pierre Boulez dirige pour la première fois l’Orchestre philharmonique de New York, dont il prendra la direction de 1971 à 1977, succédant à Leonard Bernstein ; parallèlement, il devient chef permanent du BBC Symphony Orchestra à Londres (jusqu’à 1975).
À la demande du président Georges Pompidou, il accepte de revenir en France pour y fonder l’lnstitut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), qui ouvre ses portes à l’automne 1977, et l’Ensemble intercontemporain (EIC), deux institutions dont il assume la direction.
En 1976, appelé par Wolfgang Wagner, il dirige la Tétralogie du centenaire à Bayreuth dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Il en assurera la direction cinq années de suite. Parallèlement, il est nommé Professeur au Collège de France et de 1976 à 1995 y poursuit sa réflexion sur la musique amorcée dès 1946 à travers de nombreux essais. En 1979, il dirige la première mondiale de la version intégrale de Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Paris, dans une mise en scène de Patrice Chéreau.
Pierre Boulez a été associé à deux projets institutionnels à Paris : l’Opéra Bastille, qui ne s’est pas réalisé selon ses vœux, et la Cité de la musique à La Villette, dont la nouvelle salle philharmonique porte son nom. En 1992, il quitte la direction de l’Ircam et signe un contrat d’exclusivité avec Deutsche Grammophon, enregistrant de nombreux disques avec les orchestres de Cleveland, de Boston, de Vienne et de Berlin. Entre 2004 et 2007, il dirige à nouveau Parsifal de Wagner à Bayreuth dans une mise en scène de Christoph Schlingensief. En 2013, Deutsche Grammophon édite un coffret de 13 disques comportant l’ensemble de son œuvre.
Boulez n’a pas conçu sa vocation de compositeur comme une simple production d’œuvres personnelles, mais comme une fonction à l’intérieur de la société. Comme compositeur, il a réalisé très tôt une synthèse critique des courants dominants de la première moitié du siècle, considérant comme nécessaire de repenser les fondements du langage musical. Ses œuvres possèdent une unité profonde, Boulez n’hésitant pas à éliminer de son catalogue celles qui ne lui paraissaient pas abouties, tout en reprenant certains de leurs matériaux. Si de nombreuses compositions ont été conçues sur un temps long, connaissant plusieurs versions successives, beaucoup sont restées ouvertes à des transformations potentielles. Le Visage Nuptial, œuvre d’un lyrisme intense, fut conçu en 1946-1947, révisé en 1951-1952, puis repris dans une version profondément retravaillée en 1985-1989. Les Notations pour piano, suite de pièces brèves composées en 1945, ont donné naissance à des pièces plus développées pour grand orchestre quarante ans plus tard (Notations I-IV, VII). Pli selon pli et …explosante/fixe… ont connu des versions successives, alors que la Troisième Sonate, Éclats/Multiples et Répons sont restés inachevés. Incises, pièce de concours pour piano, a généré sur Incises, œuvre de grande dimension pour 3 pianos, 3 harpes et 3 percussions, qui a elle-même conduit à l’agrandissement de la pièce d’origine. Enfin, si Boulez n’a pas autorisé la publication de ses œuvres de jeunesse composées dans la première moitié des années 1940, il a retiré de son catalogue certaines pièces achevées, comme Polyphonie X et Oubli Signal lapidé écrites à la fin des années 1940.
La forme boulézienne se présente ainsi comme une forme en devenir. Elle repose sur une dialectique de la permanence et du mouvement à travers l’opposition fondamentale entre des moments dynamiques et des moments réflexifs, entre un temps pulsé, fondé sur une rythmique irrégulière, et un temps lisse, privilégiant les sonorités résonantes. L’un des grands principes boulézien est l’antiphonie. Dans Rituel, l’orchestre est tantôt divisé en différents groupes traités de façon polyphonique (sous forme d’hétérophonies), tantôt réuni dans une écriture harmonique homophone. Les voix individuelles librement superposées alternent ainsi avec des chœurs instrumentaux dominés par les cuivres. Le mouvement central de la Troisième Sonate pour piano, dans un esprit similaire, alterne des structures massives, les « blocs », et des structures individuelles, les « points ». Dans Répons, 6 solistes jouant des instruments résonants, disposés autour du public et reliés à la live-electronics, dialoguent avec un ensemble placé au centre de la salle. Dans le Dialogue de l’ombre double, la clarinette sur scène alterne avec une clarinette enregistrée.
La constitution d’un langage qui soit à la fois personnel et fondé sur des critères intrinsèques, lui conférant une grande organicité, a conduit Boulez à développer l’idée sérielle imaginée par Schönberg, mais en s’appuyant davantage sur Webern et en la développant dans une direction nouvelle, notamment harmonique. Conscient des problèmes posés par une structuration préalable en partie abstraite, il a progressivement assoupli son écriture et notamment développé la notion d’enveloppe pour les événements directement perceptibles et gagnant une certaine autonomie vis-à-vis des structures profondes dont ils découlent.
Tout en visant la logique de la construction héritée de la grande tradition allemande, l’idée d’une composition intégrale développée de part en part (durchkomponiert), Boulez s’est approché de l’idée de rituel et d’une forme de montage. C’est déjà le cas du Marteau sans maître, composé entre 1952 et 1955, dont il a souligné les liens avec certaines musiques africaines et asiatiques, déterminantes pour le choix de l’effectif. Le compositeur avait été marqué par sa rencontre avec John Cage en 1949 et par la découverte de ses Sonates et interludes pour piano préparé ainsi que de ses pièces pour ensembles de percussion. L’idée d’un « engendrement de la structure à partir du matériau » est au cœur de la conception boulézienne. Mais dans la mesure où le matériau défini par les opérations sérielles offre des possibilités d’expansion infinies, les œuvres sont prises dans un processus sans fin, la forme ménageant l’imprévisible.